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Mélusine au pays des merveilles

On a tous une opinion sur tout. Le fait de ne rien y connaître ne m’empêche pas d'en avoir une. Comme dit Oscar Wilde, j'adore parler de rien, c'est le seul domaine où j'ai de vagues connaissances. Bienvenue dans mon néant des merveilles.

A l'attention de l'ASM.

Je n'aime pas le rugby.

Je sais, pour un message destiné à l'ASM, ça n'est pas très engageant comme début. Mais continue.

Je suis désolée, et vraiment, j'ai essayé. A la télé, sur écran géant, même au stade une fois. Je m'ennuie. Je n'arrive pas à me passionner pour ce sport. Pour aucun d'ailleurs. Mais en tant qu'auvergnate, ma vie serait bien plus simple si j'aimais ça. En plus, je vis près du stade. Amoureux adore ça.

Mais moi je n'aime pas ça.

Et je dois bien avouer que s'il n'y avait pas eu Amoureux et toute sa joie qui explose partout, j'aurais vraiment passé un mauvais moment le soir de la victoire. Parce que pour moi, victoire rime avec klaxonne en continu toute la nuit. Comment veux-tu râler ? Il faut bien que les gens s'amusent.

Mais vivant en ville, vraiment, ne pas aimer le rugby, ce n'est pas tous les jours faciles.

En particulier quand l'ASM arrive en final, et que la majorité des gens qui d'habitude ne suivent pas s'y mettent d'un coup.

Je ne sais pas si tu le sais, de base, je suis auxiliaire de vie. C'est un métier prenant, épuisant, qui permet de rencontrer tout un tas de gens. Certains cas sont compliqués, déprimants, ou tout simplement insupportables. Tu ne vois pas le rapport avec le rugby, mais ça va venir.

Mais bien souvent, on rencontre des gens passionnants.

Une de mes plus belles rencontre fut Marcel. A 94 ans, cet homme avait surtout besoin de compagnie. Quatre fois par semaine, j'allais chez lui. Après une dure journée de taf, vers 18h3o, j'arrivais. On regardait les infos, puis je nous préparais à manger. Je dis nous, parce que Marcel n'aimait pas manger seul. Nous dînions dans sa cuisine, en buvant un ou plusieurs verres de Saint Emilion. Après le repas, nous fumions, lui un cigarillo, moi une clope. Je lui payais parfois des roulées s'il avait oublié d'acheter sa petite boite. Tous les soirs, il me demandait ce que je voulais manger le lendemain, et allait faire ses courses en fonction. Habitué par sa femme à ne pas s'occuper de ces choses là, il mettait un point d'honneur à ne jamais décider ce qu'on allait manger.

C'est totalement interdit de boire de l'alcool ou de fumer chez les patients. Je l'avais dit à Marcel lorsqu'il m'a proposé un verre le premier soir où j'y suis allée. Il m'a dit qu'on s'en foutait, et s'était levé pour aller chercher une bouteille de porto, histoire de me faire goûter. Je n'avais pas d'autres patients après. Et lui n'en était pas réellement un. Il nous appelait mes collègues et moi "ses dames de compagnie."

On se disputait souvent. Je crois qu'il adorait ça. Il n'aimait pas qu'on le ménage, cet homme, à son âge, on pouvait tout de même lui dire les choses. Quand je lui disais de vivre avec son temps, parce qu'il me sortait des énormités comme "le rugby, c'est pas un sport pour les femmes", il levait les yeux au ciel, exaspéré, et sortait de la pièce en ronchonnant. Et je voyais un sourire en coin. On pouvait parler de tout, cet ancien résistant, qui me rappelait souvent qu'en tant de guerre on le traitait de "terroriste", avait eu une vie fascinante, et c'était régulier que je parte de chez lui une demi-heure après l'heure prévue.

Il perdait la vue petit à petit, ainsi que l'audition. Pour ce fan de musique,de littérature, ce n'était pas tous les jours faciles. 

Mais le pire, c'est que ça l'empêchait de bien voir les matchs.

Il adorait aller au stade, pour l'ambiance. Mais avec l'âge, il s'était rabattu sur ce bistrot près de chez lui, avec un écran géant. Le patron le connaissait bien, et lui réservait une chaise devant l'écran. Avec ces images gigantesques, il pouvait profiter totalement de chaque action des joueurs.

Tu sais l'ASM, je n'ai jamais pris autant de plaisir à te regarder jouer que chez cet homme. Il ne manquait pas un seul match, jamais. 

"La bière accompagne bien le rugby", disait-il, mais nous n'en buvions jamais pendant un match, car il n'aimait que la pression. Il lui arrivait parfois d'anticiper malgré tout, d'aller avec un bocal dans son bistrot, de se le faire remplir de bière pression, et d'aller la boire chez lui dans une choppe devant sa télé. Mais les fois où j'étais là, il me mettait une bouteille de champagne au frais, et des coupes au congélateur. "Le champagne, c'est pas très courant devant du rugby, mais un sport aussi noble peut s'accompagner d'une boisson pareille."

En fait l'ASM, je t'écris ça parce que tu ne le sais pas, et si personne ne te le dit tu ne peux pas le savoir, mais Marcel nous a quitté à l'âge de 95 ans il y a environ deux mois.

Et cet homme avait sa carte de supporter depuis plus de 6o ans. 

En avril 2o17, l'ASM a donc perdu son plus vieux supporter.

Lorsqu'il m'avait dit que ça faisait 6o ans, je m'étais exclamée : "mais vous devez avoir plein d'avantages !" Il avait secoué la tête et répondu par la négative "Je n'en demande pas. Les voir jouer me suffit."

Il avait vu la composition de l'équipe évoluer avec les années, et "il faut bien avouer qu'il n'y avait aucune raison d'être déçu."

Chaque patient qu'on rencontre nous marque, je pense, mais Marcel m'a laissé un souvenir intense, indélébile.

Je ne suis pas triste de son décès, je me réjouis pour lui, il commençait "à trouver le temps long." Je suis triste un peu, pour moi, de façon égoïste. Et je suis surtout triste qu'il ait loupé cette victoire.

Je ne suis même pas sûre qu'il aurait apprécié que je t'écrive l'ASM, il aurait été gêné, il n'aimait pas tiré la couverture sur lui.

Mais je pensais que c'était bien que tu le saches.

En fait je n'aime pas le rugby, mais je trouve ça formidable que ça permette à des gens d'avoir des émotions aussi fortes. A son âge, l'une des rares choses qu'il le faisait encore vibrer, c'était toi l'ASM.

 

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P
c'est la 12 eme fois que je relis cet article, il est vraiment bien.
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